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Stendhal géographe (Revue Stendhal, n° 7)

Stendhal géographe (Revue Stendhal, n° 7)

Publié le par Marc Escola (Source : Yvon Le Scanff)

Revue Stendhal n°7, printemps 2026

 « Stendhal géographe »

Appel à contributions, date d’échéance : 1er  juin 2024 

Au moment où Stendhal commence sa formation intellectuelle, au tout début du XIXe siècle, la géographie est encore très généralement celle du XVIIIe. À la différence de la « géologie », voire de la « géographie physique » une géographie « uniquement descriptive[1] » qui inventorie les choses du monde, d’un monde, de son monde (cartes, listes, catalogues). Science mondaine voire de salon, elle joint ainsi l’utile à l’agréable dans une grande liberté de formes que lui permet sa nature mixte et composite, où le dénombrement des faits et leur mémoire prennent le pas sur l’expression logique de rapports et l’établissement d’une chaîne explicative. Comme le dit l’auteur de La Géographie moderne : « Ce qui [...] intéresse [les amateurs non cartographes], c’est de connaître les mœurs, les coutumes, la religion, et les bornes de chaque État ; en combien de provinces ou de gouvernements chacun d’eux est divisé ; le cours des principales rivières ; le nom des villes les plus remarquables, et leur situation les unes par rapport aux autres ; les grands hommes que ces provinces ou villes ont produits ; les diverses révolutions auxquelles ces pays ont été exposés ; leur état actuel, et ce qu’ils renferment de curieux tant pour ce qui concerne l’histoire politique que l’histoire[2] ».

De cette sorte de chorographie traditionnelle, très logiquement découle l’étude des tempéraments, des mœurs ; en somme ce qu’on appelle alors la « géographie politique » qui se présente comme une forme de propédeutique bien commode à l’étude de l’Histoire : « GÉOGRAPHIE. s. f. Science qui enseigne la position de toutes les régions de la terre, les unes à l’égard des autres, et par rapport au ciel, avec la description de ce qu’elles contiennent de principal. La Géographie est nécessaire pour bien savoir l’Histoire. Cartes de Géographie[3]. »

Et l’Histoire est bien aussi au tout premier plan pour Stendhal au sens où elle serait une « morale en action[4] » pour citer une expression de l’époque. C’est bien en ce sens que le sentiment géographique de Beyle se lie à l’analyse des mœurs, non plus en un sens philosophique, abstrait et universel, mais comme appréhension sensible de l’élément caractéristique d’un peuple, à savoir comme réalisation particulière de l’humanité de l’homme et comme possibilité de vie. Ce sera le cas pour le voyage en Italie de 1811 : « Nous allons en Italie pour étudier le caractère italien, connaître les hommes de cette nation en particulier, et, par occasion, compléter, étendre, vérifier, etc., ce que nous croyons connaître de l’homme en général[5] ». Identifier un « caractère », c’est bien rechercher « la caractéristique du territoire considéré, c’est-à-dire ce qui le spécifie et le distingue parmi tous les autres, et qu’il faut comprendre[6] ». C’est ce que Humboldt avait nommé la physionomie : « il existe une physionomie naturelle qui appartient exclusivement à chacune des contrées de la Terre. » Ce que l’on retrouve aussi chez un autre précurseur de la « science géographique », Conrad Malte-Brun[7], dont la revue Les Annales des Voyages, de la Géographie et de l’Histoire devait accompagner la naissance de la « véritable Géographie »[8] dans la solidarité affichée de l’Histoire, de la Géographie[9], et de l’expérience viatique, qui en est le révélateur, en même temps qu’un Précis de géographie universelle ou description de toutes les parties du monde (1810-1829) entreprend de formaliser ces savoirs.

Au moment du Romantisme, les approches sensibles et descriptives, tout comme le goût du pittoresque ou l’expression de la couleur locale, renvoient sans aucun doute à cette sorte de perception discriminante des paysages qui présente déjà une forme de conscience géographique : « Les expressions de nature suisse ou de ciel de l’Italie, en usage parmi les peintres, ont pris naissance dans le sentiment confus de ces caractères propres à telle ou telle région[10]. »

Stendhal, quant à lui, semble ainsi lier la physionomie à ce que Montesquieu nommait l’esprit : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte[11]. » Pour Montesquieu[12], et à sa suite Mme de Staël[13] et le groupe de Coppet[14], mais aussi le jeune Stendhal[15], c’est l’idée de climat, pris en un sens très extensif, quasi culturel, qui est un des facteurs les plus évidents de la caractérisation géographique – et même du caractère en un sens physiologique[16] : elle se comprend dans le cadre d’une distinction générale entre Nord et Midi. On sait combien cette polarisation géographique a aimanté et magnétisé en profondeur l’œuvre stendhalienne comme celle de bien des écrivains de son époque. Mais Stendhal apporte à cette dichotomie de nombreuses nuances qui confinent parfois à une forme de pensée du paradoxe. La géographie de la France du touriste stendhalien est certes ainsi appréhendée selon ces balancements dialectiques[17] mais elle est aussi intimement marquée par le différend que lui impose ce qui est moins un état qu’un vecteur de différenciation quasi indéfinie[18]. C’est aussi le mythe de l’italianité[19] ou du Nord[20] qui se crée ainsi au croisement de l’idéal, de l’imaginaire et de la perception sensible.

Mais il y a aussi chez Stendhal une attention accrue au devenir de ces physionomies caractéristiques : il peut prétendre tout autant à l’utopie moderniste qu’à l’élégie réactionnaire. C’est ainsi par exemple que Jean Prévost envisage les Mémoires d’un touriste : « Livre de géographie humaine, de sociologie, d’économie politique, d’histoire et d’archéologie, […] ce livre a un trait qui frappe plus encore : c’est le livre d’un urbaniste[21]. » On y découvre en effet un écrivain aux préoccupations souvent très concrètes quant à l’amélioration de l’environnement, mais aussi un auteur opiniâtre à dénoncer l’uniformisation des paysages, la destruction des territoires et la perte de leur physionomie caractéristique.

Plusieurs directions pourraient ainsi être privilégiées autour de l’axe de recherche proposé : envisager, d’un point de vue d’ordre épistémocritique, comment Stendhal développe un savoir géographique original et peut-être inédit au sein d’une œuvre proprement littéraire.

- Le contexte : quel est l’état de la connaissance géographique au moment où Stendhal écrit ? Quel est le statut de ce qui n’est pas encore tout à fait une science mais plutôt une pratique ? Dans un tel contexte, comment et en quoi Stendhal peut-il être, d’une façon ou d’une autre, qualifié de « géographe » ?

- L’écriture : comment, par une logique du mixte, Stendhal s’inscrit-il dans ce contexte et développe des perspectives de constitution d’un savoir géographique au croisement de différents savoirs ? par exemple, entre la physiologie humaine et la physionomie géographique, la géographie physique et la géographie politique etc.

- Le texte : il pourrait être intéressant de s’intéresser de près à ce qui constitue, chez Stendhal, le premier travail topographique de tout géographe et que le romantisme comme « genre descriptif » a pu valoriser comme mode d’appréhension du réel. Il s’agira notamment d’étudier la question du « paysage », non plus dans sa déliaison avec le « pays » (Alain Roger), mais à l’inverse dans son lien avec celui-ci. On pourrait ainsi revenir, à nouveaux frais, sur le goût de la précision et de la concision descriptives chez Stendhal, sur son goût de la topographie.

- Les genres : si le récit de voyage paraît devoir constituer un corpus privilégié[22], il peut être intéressant de montrer comment et combien les discours romanesques ou autobiographiques utilisent ou transforment la description géographique.

Les propositions d’article (d’une longueur de 1000 signes maximum), sont à envoyer conjointement aux coordinateurs du dossier le 1er juin 2024 au plus tard :

- Alain Guyot : alain.guyot@univ-lorraine.fr

- Yvon Le Scanff : yvon.le-scanff@sorbonne-nouvelle.fr

- Laure Lévêque: laure.leveque@univ-tln.fr

Les textes des articles, dont les propositions auront été acceptées, devront être envoyés en avril 2025 pour être examinés par le conseil de rédaction de la Revue Stendhal (Site de l’éditeur : https://psn.univ-paris3.fr/revue-stendhal).


 [1] Paule Petitier, La Géographie de Michelet, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 9.
[2] Abbé L. A. Nicolle de La Croix, La Géographie moderne, Londres, Dodsley, 1777, p. XI, cité dans F. Labourie, D. Nordman, « Introduction » à L’École normale de l’An III, Vol.2, Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique : Volney, Buache de La Neuville, Mentelle, Vandermonde [en ligne], Paris, Éditions Rue d’Ulm, 1994. Disponible sur : https://books.openedition.org/editionsulm/581
[3] Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1798.
[4] « Sur l’histoire » (anonyme), Le Journal des débats, 9 juillet 1804, cité par Victor Del Litto, La Vie intellectuelle de Stendhal, Paris, Puf, 1959, p. 187.
[5] Stendhal, Journal, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 9 mars 1811, p. 657.
[6] Jean-Marc Besse, « La physionomie du paysage d’Alexandre de Humboldt à Paul Vidal de la Blache » dans Voir la terre. Six essais sur le paysage et la géographie, Arles, Actes Sud-ENSP Centre du Paysage, 2000, p. 102.
[7] Qui peut être crédité d’être, en France, le « champion d’une disciplinarisation géographique ». Laura Péaud, « Relire la géographie de Conrad Malte-Brun », Annales de géographie, n° 701, 2015/1, p. 99-122-ici p. 101.
[8] Conrad Malte-Brun, « Discours préliminaire », Annales des Voyages, de la Géographie et de l’Histoire, Tome premier, Paris, Chez Buisson, p. 5. La revue paraît de 1807 à 1814 sous un titre complet qui atteste bien du caractère phénoménologique qui s’attache à la nouvelle discipline : Annales des Voyages, de la Géographie et de l’Histoire ; ou Collection des Voyages nouveaux les plus estimés, traduits de toutes les Langues Européennes ; des Relations originales, inédites, communiquées par des Voyageurs Rrançais et Étrangers ; et des Mémoires Historiques sur l’Origine, la Langue, les Mœurs et les Arts des Peuples, ainsi que sur le Climat, les Productions et le Commerce des Pays jusqu’ici peu ou mal connus. À partir de 1819, la revue renaît sous les espèces des Nouvelles Annales des Voyages, de la Géographie et de l’Histoire.
[9] « Cette image raccourcie du Monde, c’est la véritable Géographie. Elle ne diffère de l’Histoire que parce que l’une se règle sur le Temps et l’autre sur l’Espace », ibid., p. 5 comme le réaffirmera Michelet, en 1833, dans son Tableau de la France : géographie physique, politique et morale de la France.
[10] Alexandre de Humboldt, Tableaux de la nature, [1808], traduit par M. Ch. Galuski, Paris, Guérin, 1865, p. 344-345.
[11] Montesquieu, De l’esprit des lois, [1748], Paris, Gallimard, « Folio-essais », t. I, Livre XIX, p. 567. Voir également Michel Crouzet, « Stendhal et l’idée de nation », HB, revue internationale d’études stendhaliennes, n°19, 2015, p. 205-245.
[12] Voir Montesquieu, op. cit., Livre XIV : « Des lois dans le rapport qu’elles ont avec la nature du climat ».
[13] Germaine de Staël, De la littérature, 1800.
[14] Charles-Victor de Bonstetten, L’Homme du Midi et l’Homme du Nord, ou L’Influence du climat, Genève et Paris, Paschoud, 1824.
[15] Sur cette question, qui confine au lieu commun, Beyle suit certes Montesquieu mais aussi Du Bos, Buffon et Cabanis qu’il a bien lus en ce sens : voir Victor del Litto, op.cit., p.271 ; Yves Ansel, « Météreologie romanesque », L’Année stendhalienne, n°2, 2003, p. 245-268 ; et pour une synthèse Jasmin Lemke, « La réception de la théorie des climats en France : la recherche de l’identité française entre le nord et le sud », dans Kajsa Andersson (dir.), L’Image du Nord chez Stendhal et les romantiques, Presses universitaires d’Örebro, 2006, t. III, p.300-301 (sur Stendhal).
[16] Voir par exemple Histoire de la peinture en Italie, Livre V, chap. C : « Influence des climats » ou De l’Amour (début du Livre II : « Des nations par rapport à l’amour »).
[17] Voir Yvon Le Scanff, « L’origine littéraire d’un concept géographique : l’image de la France duelle », Revue d’histoire des sciences humaines n°5 – « La littérature, laboratoire des sciences humaines ? », 2001, p.61-93. Disponible sur : 

http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RHSH&ID_NUMPUBLIE=RHSH_005&ID_ARTICLE=RHSH_005_0061
[18] Voir id., « Stendhal, Michelet et la France : le lisse et le strié », HB, revue internationale d’études stendhaliennes, n°19, 2015, p. 271-282.
[19] Voir Michel Crouzet, Stendhal et l’italianité. Essai de mythologie romantique, Paris, José Corti, 1982.
[20] Voir Philippe Berthier, « L’orange d’Islande : Stendhal et le mythe du Nord », dans Espaces stendhaliens, Paris, Puf, 1997, p. 131-166 et Michel Crouzet, « Le mythe du Nord ? », dans Kajsa Andersson (dir.), op. cit., t. I, p. 16-29.
[21] Jean Prévost, La Création chez Stendhal [1951], Paris, Gallimard, « Idées Gallimard », 1974, p. 419.
[22] « Le voyage vise à la constitution du savoir géographique » (Brigitte Louichon, « Les enjeux du voyage en (nouvelle) France (1794-1814) » dans Alain Guyot et Chantal Massol, Voyager en France au temps du romantisme, Grenoble, ELLUG, 2003, p. 58.