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L'Europe - vue d'ailleurs (Revue Romantisme)

L'Europe - vue d'ailleurs (Revue Romantisme)

Publié le par Léo Mesguich (Source : Olivier Bara)

Romantisme – 2025-3

 « L’Europe – vue d’ailleurs »

Appel à CONTRIBUTION

 Le XIXe siècle marque l’apogée de la puissance mondiale de l’Europe, puissance culturelle autant qu’économique et géopolitique. C’est aussi un siècle où surabondent les discours sur l’Europe – et que se généralise l’emploi du terme, en concurrence plus ou moins synonymique avec ceux d’Occident et de Civilisation, tandis que celui de Chrétienté poursuit son long déclin. Mais c’est aussi le moment d’affirmation des États-Nations modernes, qui conduit à envisager l’Europe comme une mosaïque d’entités politiques et civilisationnelles durablement voire ontologiquement rivales, et souvent ennemies. Paradoxalement, ce mouvement d’affirmation des identités nationales use d’un bout du continent à l’autre de procédés au moins comparables, et souvent similaires. Enfin la mutation de la notion de race ajoute à l’ambiguïté de ces désignations collectives du continent : si la raciologie pseudo-scientifique développée dans la seconde moitié du siècle accompagne le mouvement d’impérialisme européen sur les autres continents, elle est aussi, voire d’abord et surtout, développée et appliquée afin d’expliquer et justifier les divisions intra-européennes.

L’Europe systématise alors ses conceptions du reste du monde, selon ses grilles de lecture et ses échelles de valeur, et tend à les imposer à l’extérieur. Pour autant, les apports de l’histoire « globale », ou « connectée » ont rappelé que, même tendanciellement soumises à l’hégémonie de l’Europe, les sociétés extra-européennes conservaient leur consistance et une part non négligeable d’autonomie. L’Europe n’est pas le monde, et le reste du monde contribue aussi à définir l’Europe.

C’est dans cet esprit qu’on propose ici de décentrer, voire d’inverser la perspective, et d’explorer comment « l’identité » (hypothétique) de l’Europe fut au XIXe siècle interrogée et commentée, confirmée ou discutée, dans et par les espaces et sociétés extra-européens, en particulier dans leurs pratiques, leurs productions et leurs institutions culturelles (entendues au sens large).

On pourra explorer les voies suivantes (sans exclusive d’autres) :

L’identification de l’Europe à la modernité, et les tendances qu’elle implique à considérer, dans les sociétés extra-européennes, modernisation et européanisation comme synonymes. Ces tendances pourront être étudiées dans de nombreux domaines, où réformes et innovations sont plus ou moins explicitement référées au modèle européen : domaine politique (constitutionalisme, parlementarisme, libéralisme, nationalisme, voire premiers socialismes extra-européens en fin de période…), religieux (la sécularisation et ses modalités…), militaire (constitution d’armées « à l’européenne », mutations de l’art de la guerre…), urbanistique (plan, voirie, transports, monuments…), culturel (vogue du théâtre et de l’opéra, généralisation du musée, développement de la presse, adoption-adaptation de certains genres littéraires ou artistiques…), sociétal (la place et le rôle des femmes…), etc. Mais il conviendrait aussi d’évoquer les tentatives pour penser une modernisation autre, appuyée à d’autres références, pensée souvent critique de la modernité européenne (la nahda arabe par exemple, invitant les élites musulmanes à retrouver l’élan novateur des premiers temps de l’Islam, y compris dans les domaines scientifique et technique).

On pourra également étudier comment les divisions nationales intra-européennes sont enregistrées, à la fois confortées et compliquées dans et par les sociétés extra-européennes. Cela peut passer par l’attribution à telle nation de telle spécialité (le droit et l’administration pour la France, l’industrie et la finance pour la Grande-Bretagne, l’armée pour l’Allemagne, ou toute autre combinaison), spécialisation que l’on voit à l’œuvre dans certains programmes de réformes modernisatrices (parfois précédés de missions d’étude en Europe), comme dans l’Empire Ottoman des Tanzimat ou dans le Japon de Meiji. Dans certains cas, le choix préférentiel de telle nation européenne à l’exclusion de telle autre signale et structure plus ou moins fortement les conflits politiques, idéologiques ou culturels internes.  

Symétriquement en quelque sorte, il serait utile d’aborder le cas des espaces où se développent, de plus en plus clairement au cours du XIXe siècle, une volonté de se séparer, principalement sur le plan culturel, d’une référence européenne anciennement dominante mais désormais comprise comme obsolète et fallacieuse, empêchant la révélation ou l’émergence d’une identité propre (on pense en particulier aux États-Unis, à l’Amérique du sud, ou à la Russie des slavophiles). Car cette volonté de distinction implique étroitement une caractérisation de cette Europe dont il s’agit de s’éloigner.

En ce siècle qui voit le développement des empires coloniaux européens sur une grande partie de l’Ancien Monde, les conceptions de l’Europe portées par les colonisés devraient être prises en compte, dans leur diversité. Foyer d’attraction ou de répulsion (exemple du débat chez les jeunes intellectuels vietnamiens des années 1900-1910 entre la « voie de l’Est » - voyage d’études au Japon – ou de la « voie de l’Ouest – voyage d’études en France). Plus généralement, l’émergence d’un discours des colonisés sur l’Europe semble osciller entre l’idée d’une Europe dont il faudrait assimiler les valeurs, notamment politiques, y compris pour les retourner contre elle dans la lutte pour la reconnaissance, et l’identification du continent européen à une civilisation fondamentalement impérialiste et prédatrice, à laquelle il faudrait préférer d’autres pôles de référence, comme, suivant les cas, les États-Unis, la Chine, le Japon… Dans une perspective comparable, les discours sur l’Europe des afro-descendants américains pourraient être abordés, par exemple dans leur polarisation entre une valorisation (au moins relative) d’une Europe sans esclaves et nettement moins discriminatoire que l’Amérique, et sa dénonciation comme opératrice et bénéficiaire de la traite transatlantique – discours faisant émerger, contre l’Europe et l’Amérique, l’Afrique en pôle privilégié de référence.

Enfin, l’attitude des diasporas européennes, spécialement dans les espaces coloniaux, peut être riche d’enseignements. On sait que c’est dans ces situations que fut d’abord employé massivement le terme « Européens » pour désigner une communauté spécifique (voir l’Algérie coloniale). Mais ces colons se référaient-ils principalement, comme source d’identité, à l’Europe, à leur nation d’origine, ou à leur lieu d’établissement (les colons d’Algérie se présentèrent souvent comme « Algériens ») ? Plus généralement, on pourrait aborder l’ambiguïté, sous ce rapport, de l’entreprise coloniale. Celle-ci est le plus souvent comprise et pratiquée comme volonté de reproduction, duplication, acclimatation de l’Europe sous d’autres climats (habitat, faune, flore…). Mais elle est aussi souvent,  au moins dans les discours et les représentations, présentée comme un reniement de « l’Europe aux anciens parapets » (Rimbaud), de sa modernité trop contraignante à l’autonomie de l’individu (et l’on valorisera alors le modèle du « coureur des bois » dans la wilderness), trop engagée dans la voie de l’égalisation des conditions (refus de la démocratisation européenne d’où émerge le fantasme récurrent du « Blanc roi des sauvages »), ou au contraire trop injuste et trop inégalitaire (et c’est alors le rêve de l’utopie communautaire qui ne saurait se réaliser qu’hors d’Europe).

Afin d’étudier discours, représentations et/ou pratiques pertinentes pour le sujet, divers types de corpus pourront être convoqués : mémoires, récits de voyage, œuvres littéraires et artistiques, textes philosophiques, politiques, historiques, géographiques, documents diplomatiques ou administratifs, représentations cartographiques ou allégoriques de l’Europe, etc. 

Composé de huit articles de 30000 signes, ce dossier n’a évidemment pas l’ambition d’être exhaustif, mais de présenter aux lecteurs un ensemble éclairant de sondages bien choisis. On privilégiera les propositions qui, tout en explorant un aspect clairement défini de la question, sauront l’ouvrir à des perspectives larges et éviter une trop étroite spécialisation.

Les citations en langue étrangère devront être traduites dans le corps du texte, la version originale étant présentée en note de bas de page. Pour cette raison notamment, il conviendra d’éviter les trop longues citations. 

Les propositions d’articles sont à adresser à Franck.Laurent@univ-lemans.fr avant le 1er avril 2024. Elles devront comporter un résumé du projet de 2000 à 3000 signes ainsi qu’une brève présentation personnelle. Une fois les propositions acceptées, les articles devront être remis avant le 1er mars 2025.

 

Bibliographie indicative :

Bara Olivier, Yon Jean-Claude (dir.), Eugène Scribe. Maître de la scène théâtrale et lyrique du XIXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, 2016

Bettini Maurizio, Contre les racines, Flammarion, 2017

Bertrand Romain, Blais Hélène, Cultures d’empires. Echanges et affrontements culturels en situation coloniale, Karthala, 2015

Blancpain Jean-Pierre, L’Argentine germanophile et le mythe du IVe Reich (1880-1955), L’Harmattan, 2016

Chakrabarty Dipesh, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, éditions Amsterdam, 2020

Charle Christophe (dir.), Le Temps des capitales culturelles. XVIIIe-XXe siècles, Champ Vallon, 2009

Charle Christophe, Roche Daniel, L’Europe, encyclopédie historique, Actes sud, 2018

Cheng Anne, Penser en Chine, Gallimard, 2021

Delalande Nicolas, La Lutte et l’entraide. L’Âge des solidarités ouvrières, Seuil, 2019

Deluermoz Quentin, Commune(s), 1870-1871. Une Traversée des mondes au XIXe siècle, Seuil, 2020

De Gasparin, Agénor, L’Amérique devant l’Europe : principes et intérêts, Michel Lévy, 1876

Edhem Eldem, L’Empire ottoman et la Turquie face à l’Occident, Fayard, 2018

Espagne Michel, Hongtu Li, France Chine – Europe Asie. Itinéraire de concepts, éditions de l’ENS rue d’Ulm, 2018

Fabre Daniel (dir.), L’Europe entre cultures et nations, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1996

Fauvelle François-Xavier, Lafont Anne (dir.), L’Afrique et le monde : histoires renouées. De la préhistoire au XXIe siècle, La Découverte, 2022

Gobbi Romolo, Un Grand Peuple élu. L’Amérique contre l’Europe, des origines à nos jours, Parangon, 2006

Grosser Pierre (dir.), Histoire mondiale des relations internationales. De 1900 à nos jours, Bouquins éditions, 2023

Hobsbawm Éric, Ranger Terence (dir.), L’Invention de la tradition, éditions Amsterdam, 2012

Joyeux-Prunel Béatrice, Les Avant-gardes artistiques, 1848-1918. Une histoire transnationale, Gallimard, 2015

Laurens Henry, Orientales, CNRS éditions, 2019 

Lilti Antoine, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Seuil, 2019

Loyer Emmanuelle, Une Brève Histoire culturelle de l’Europe, Flammarion, 2017

Lozerand Emmanuel, Littérature et génie national. Naissance d’une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle, Les Belles Lettres, 2005

Mazurel Hervé, Vertiges de la guerre. Byron, les philhellènes et le mirage grec, Les Belles Lettres, 2013

Mbembe Joseph-Achille, Critique de la raison nègre, La Découverte, 2013

Moretti Franco, Atlas du roman européen. 1800-1900, trad de l’italien par J. Nicolas, Seuil, 2000

Pinot de Villechenon, Florence (dir.), Fêtes géantes. Les expositions universelles, pour quoi faire ?, Autrement, 2000

Rey Marie-Pierre, La Russie face à l’Europe. D’Ivan le terrible à Vladimir Poutine, Flammarion, 2022 

Saïd, Edward W, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1979

Sassoon Donald, The Culture of the Europeans. From 1800 to the Present, Harper Collins, 2006

Sauget Stéphanie, A la Recherche des pas perdus. Une histoire des gares au XIXe siècle, Tallandier, 2009

Singaravélou Pierre (dir.), Les Empires coloniaux, XIXe-XXe siècle, Seuil, 2013

Singaravélou Pierre, Tianjin cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Seuil, 2017

Singaravélou Pierre, Venayre Sylvain (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Fayard, 2017

Souyri Pierre-François, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Gallimard, 2016

Thérenty Marie-Ève et Vaillant Alain (dir.), Presse, nation et mondialisation au XIXe siècle, Nouveau monde éditions, 2010 

Thiesse Anne-Marie, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XXe siècle, Seuil, 1999

Todorov, Tzvetan, Nous et les Autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Le Seuil, 1989. 

Vaillant Alain (dir.), « La Mondialisation », Romantisme, 2014/1, n°163

Venayre Sylvain, Les Guerres lointaines de la paix. Civilisation et barbarie depuis le XIXe siècle, Gallimard, 2023

Collectif, Penser les frontières de l’Europe du XIXe au XXIe siècle, éditions de l’ENS, 2004